Esther Le Roy
Parcours
Esther Le Roy est une designer et typographe française basée à Bruxelles et dont la pratique s’inscrit pour l’essentiel dans le champ de l’art et de la culture. Elle enseigne à la Cambre depuis 2014. Après avoir travaillé au sein des studios Otamendi (Bruxelles) et Luc Derycke à (Gand), elle établit son activité indépendante en 2018 et collabore encore ponctuellement avec Manuela Dechamps Otamendi. L’entretien qui suit a succédé à celui de Manuela qui est restée avec nous. Par souci de lisibilité, les deux ont été désentremêlés ci-dessous.
Ouverture, avoir un interlocuteur, maïeutique
D’emblée, Esther pointe le fait que trouver de bons appels d’offres est difficile. Même si la situation est un peu moins mauvaise qu’elle ne l’a été, ça reste assez rare. Elle explique envisager le travail dans un souci d’utilité, et qu’un client a le plus souvent toutes les réponses, mais il ne le sait pas. Il a besoin de quelqu’un pour les formaliser, quelqu’un qui développe une maïeutique, surtout s’il a du mal à parler. S’il faut prendre quatre heures en rendez-vous préliminaire avec le client pour que la conclusion soit au final de ne pas collaborer, elle les prend. C’est encore le meilleur moyen qu’elle a trouvé pour se prémunir de collaborations insatisfaisantes et/ou douloureuses.
Aux cinq critères du « bon client » énoncés par Manuela (intelligent, assuré, passionné, confiant, courageux), Esther amène ses nuances et propose les siens. À l’intelligence du client, elle préfère l’ouverture et la curiosité. À la place de la passion, elle privilégie l’existence d’un bon interlocuteur potentiellement partenaire. Quelqu’un qui saisit ce moment de collaboration sur terrain égal, qui apporte ses solutions et qui apprécie celles qu’Esther lui amène. On travaille dans des triangles compliqués : artiste/institution/graphiste, avec souvent le graphiste qui forme creuset. Il faut que cette personne ait suffisamment d’autorité, entre autres sur le groupe qu’il représente. Donc c’est très important d’avoir un interlocuteur qui puisse tomber les masques, qui n’est plus en position de résistance, qui puisse se mettre à table avec complicité et avec des solutions à apporter au projet. De là peuvent naître des excitations qui n’existaient peut-être pas au départ, et qui deviennent intrinsèques au projet lui-même. Le fait de créer ensemble, de manière collaborative et fluide, génère un espace neuf et fertile. Pour elle, il est essentiel qu’un client collabore, de manière intense. Sinon, il s’agit d’un travail qu’Esther qualifie comme s’apparentant davantage à de l’exécution, et pour lequel elle devient alors surqualifiée et donc hors budget.
Esther revisite également la liste de Manuella des ingrédients propice à un bon projet (40% bon contenu, 25% bon client, 25% bon graphiste, 10% bonne production). Elle les renome contenu/client/designer/imprimeur et redistribue leurs valeurs pour y préférer un modèle paritaire et horizontal (et de fait plus invitant), où chaque acteur du projet devient collaborateur à 25 % y compris l’imprimeur, avec qui une sérénité plus grande peut s’établir. Ça demande au départ de prendre plus de temps, comme celui d'aller rencontrer l'imprimeur pendant une demi-journée si cela est nécessaire. Si cette journée peut sembler à première vue comme perdue, elle permet au contraire des bifurcations du projet par la suite, sans rupture de dialogue. Un bateau capable de naviguer par tout temps. Communication et ouverture pour désescalader toute situation difficile.
La question du contenu est un autre endroit où la collaboration peut intervenir en profondeur. Certains projets démarrent avec un contenu à problème, voire peu substantiel. Mais le travail sur le contenu que le graphiste peut opérer en collaboration avec le client peut dépasser largement ce que sa mission laisse classiquement supposer. Esther est une partisane résolue de la possible intervention éditoriale du graphiste et du typographe dans le contenu. Positon à laquelle elle oppose d’ailleurs l’intervention graphique et la présence possiblement unique et tyrannique du style, exercice qui l’intéresse peu et qu’elle tente d’éviter à tout prix. Peut-être que sa passion pour le texte et les questions d’écriture quelles qu’elles soient y sont pour quelque chose !
Sur la question des graphistes qui amènent leurs propres recherches dans le projet, Esther est plus partagée. Elle croit au fait que les graphistes nous font réfléchir à nos pratiques mais un peu moins à leur mise au service d’un contenu et d’un contexte initialement donnés. Dans ce sens, elle préfère auto-initier des projets dont elle devient l’autrice et la designer.
Des outils, se positionner, et un rétroplanning
En terme d’outils spécifiques, Esther en repère deux.
D’abord, le texte qui décrit son travail sur son site web. Présenter le plus précisément sa manière de travailler a été une étape importante et l’a forcée à réellement se positionner. Cela lui a permis d’attirer des clients qui possèdent des qualités complémentaires ou des personnes curieuses, désireuses d’entrer dans un processus de travail collaboratif et éditorial (à entendre au sens de sélection, d’organisation, d’agencement et d’écriture d’un contenu). Ce processus induit qu’elle part toujours du contexte du client-même pour questionner et élaborer une forme critique, plutôt que de tenter de créer de nouvelles choses, de l’inédit. C’est dans une certaine mesure un parallèle avec le travail de préparation qu’elle attend d’un client. Pour dévoiler son approche, elle rédige également, avec le plus de soin et de détails possibles, les textes qui présentent ses projets. Par ailleurs, lors de la première rencontre, après avoir écouté longuement, elle explique à son collaborateur quel pourrait être son rôle le plus précisément possible. D’autre part, clarifier le rôle du designer graphique semble aussi être une nécessité. En tant que Française ayant travaillé à la fois en Flandre et en Wallonie, elle se rend compte du besoin d’explication supplémentaire. en France, par exemple, les frontières entre graphiste et D.A. (directeur artistique) sont floues, et la notion de designer graphique et de typographe reste très peu comprise. L’héritage historique est vraiment très différent.
Deuxième outil: le rétroplanning. Elle insiste fort pour le rédiger elle-même, ce qu’elle fait avec beaucoup de scrupules et de précisions. Elle le voit comme un outil protecteur et rassurant aussi bien pour le graphiste que pour le client. Par la suite, elle considère que c’est son rôle de suivre de près le client dans le déroulement du planning, et que cette partie « assitante » est contenue dans la fonction de graphiste.
En terme de contrat, Esther utilise ce planning, son devis et ses conditions générales de vente. Enfin, pour les projets engageants à long terme et qui impliquent la nécessité d’une trésorerie (ex. refontes/créations identitaires importantes ou design éditorial) elle demande un acompte, et fait des tranches de paiement planifiées. Ce qui permet d’engager autant le client que le graphiste lui-même, en imprimant un rythme réel au projet.