28 May 2019

Olivier Lamy et Olivier Bertrand

Olivier Bertrand conçoit des objets sur des pages, tantôt pliés, tantôt non pliés, tantôt numériques, tantôt imprimés. Ses recherches dans le domaine de l'édition se concentrent sur l'appropriation et le piratage des restes de la production industrielle. Dans le même état d'esprit, il dirige une maison d'édition appelée Surfaces Utiles et édite le magazine la Perruque, pour ne nommer qu'une petite partie de ses travaux. Olivier Lamy travaille principalement dans les domaines des beaux-arts, de l'architecture, du design et de la mode avec un intérêt particulier pour la conception de livres, la direction artistique et plus généralement le design éditorial ainsi que les nouvelles identités visuelles. Ces deux graphistes se retrouvent parfois autour de projets éditoriaux et y mêlent leurs sensiblités respectives.

  • O.L. → Olivier Lamy
  • O.B. → Olivier Bertrand

Comment vous décrivez-vous ? Vous avez deux pratiques séparées. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler ensemble. Pouvez-vous vous présenter et décrire votre pratique en quelques phrases ? Qui commence ?

O.L. Tu aurais dû apporter ton livre qui résume un peu l’expérience que tu as eue.

O.B. Oui, c’est vrai parce qu’en fait j’ai commencé par faire un stage chez Olivier… Lamy (rires). Ça c’est le début mais pour faire bref, on travaille ensemble maintenant mais de manière ponctuelle car on n’a encore jamais discuté d’une collaboration récurrente à long terme.

Donc un stage d’abord. Il y a trois ans et demi ou quatre ans. Pour moi ça correspond au moment où j’arrive à Bruxelles et décide d’y rester. J’étais auparavant en école d’art en France et en étant à Bruxelles, avec Olivier, en rencontrant les écoles d’art bruxelloises, je me suis dis que j’allais finir ici. Je finis mes études à l’Erg et pendant ces études, je refais un stage avec Olivier. Et depuis, on se croise souvent autant pour du boulot que pour des échanges de services. Là, je l’ai pas mal sollicité pour utiliser ses outils pour fabriquer des trucs pour des projets persos aussi bien liés au travail qu’à la vie.

Quel genre d’outils ?

O.L. Un petit atelier bois pour créer une structure pour montrer ton projet concernant La Perruque.

O.B. Donc à la fois des outils mais aussi un lieu pour le faire, chez lui.

O.L. Durant la durée de ces stages, nous avons eu la chance à chaque fois de réaliser des livres d’artistes parfois complexe mais qui nous renvoyait à des questions intéressantes sur le support livre.

Je l’ai tout de suite pris en associé en me disant « c’est pas du tout mon style de créer une hiérarchie entre et un stagiaire et moi qui ai déjà une toute petite structure depuis une quinzaine d’années. » Je ne supporte pas ça, on est sur le même pied, donc tu mets les mains dans le cambouis et tu vas assister à tout. Il avait vraiment envie, c’était important qu’il aille avec moi aux réunions et que j’explique aux clients « Voilà sur ce projet-là, on travaille à deux. » Il n’y a pas moi et une petite main cachée derrière. Et donc tout s’est mis en palce de manière assez naturelle et spontanée. Il y avait un truc humain aussi, ça s’est très bien passé.

Vous dites qu’il n’y a pas de truc officiel, que c’est de temps en temps. Qu’est-ce qui fait qu’il y a certains projets sur lesquels vous travaillez ensemble et d’autres pas ?

O.B. En fait c’est très neuf le fait que l’on travaille ensemble. Ce n’est que depuis que je suis sorti des études, c’est-à-dire deux ans. Un jour, j’appelle Olivier : il y avait un appel d’offre. J’étais en galère de thunes et une sorte de panique où je regardais partout où je pourrais trouver du travail. Je vois cet appel d’offre pour l’identité visuelle du CNL en France et je me suis dit, vu qu’on fait des livres pourquoi ne pas imaginer l’identité visuelle d’un truc qui supporte les livres, avec Olivier ? Je ne me sentais pas de le faire tout seul mais avec Olivier, ça pouvait le faire. On en parle et très vite on se rend compte que ce n’est pas une bonne idée.

C’est lui qui me fait un peu redescendre. Il se passe un ou deux jours. On se voit et on se rend compte que ce n’est pas notre échelle de boulot. Mais par contre à ce moment-là, Olivier me parle d’une discussion qu’il a avec des architectes pour faire le livre qui va accompagner leur exposition et me propose de le faire ensemble. Quelques mois après, ça se fait vraiment et on commence à bosser tous les deux sur ce bouquin. Donc en fait c’était la première fois qu’on a retravaillé ensemble après le stage.

Est-ce que vous collaborez avec d’autres personnes ? Je sais que pour La Perruque, Olivier Bertrand, tu bosses avec d’autres personnes par exemple.

O.B. Moi je bosse seul, au quotidien c’est solitaire, mais c’est une pratique qui me semble collective. C’est bizzare mais je ne sais pas travailler avec plusieurs personnes. J’ai besoin d’être isolé pour travailler sereinement. Par contre sortir, rencontrer les gens et travailler avec eux c’est essentiel, mais en dehors de l’atelier (l’atelier c’est chez moi). La plupart des projets que je fais sont des projets qui, d’une certaine manière, ne peuvent pas avoir lieu si je ne travaille qu’en solitaire. C’est étrange, concrètement et logistiquement je suis tout seul, mais en fait non.

Tu vas vers des gens en particulier en partant d’un intérêt personnel ?

O.B. Oui c’est ça. C’est peut-être aussi parce que je travaille « tout seul » tout le temps, que je vais autant chercher à travailler avec d’autres gens ailleurs. C’est une manière de chercher à discuter. Le choix d’une personne ou d’une autre relève de l’intuition. On sent au fond de soi qu’il y a quelque chose à faire avec eux.

On commence maintenant à avoir une petite collection d’interviews. Il y en a qui sont plutôt « j’ai ma wishlist de gens avec qui je veux travailler, ou que je choisis pour tel ou tel projet » et d’autres « ben non, ça se construit, il y a un truc de confiance et je préfère continuer de bosser avec telle ou telle personne parce que je sais que ça va bien se passer. » C’est plutôt quoi pour vous ?

O.L. L’envie de m’associer avec un autre graphiste pour répondre à un projet ne se fait pas de manière systématique. Dans un premier temps, il peut y avoir de nombreux échanges entre le client et moi, une analyse du contenu et une idée sur la forme ou la structure du livre peut déjà émerger mentalement. Le risque alors est que je m’installe dans un certain confort, car cela me rassure d’une certaine façon de savoir qu’il n’y a plus qu’à mettre en page une idée. La remise en question ou la confrontation avec un autre regard peut s’avérer plus pertinent que le processus de départ, qui semblait être une bonne réponse. Aussi, travailler en solitaire sur des projets qui parfois s’étendent sur plusieurs mois, une routine s’installe, un manque de recul peut vous enfermer dans un système qui n’est peut-être pas la meilleure réponse au projet. Ensuite, le choix de vouloir s’associer ponctuellement avec un collaborateur relève du pressentiment que la collaboration pourrait produire une sorte de surprise sur le résultat final, ou quelque chose auquel je ne ne m’attend pas.

Le feeling quoi…

O.L. Oui, c’est ça que j’aime. Ce n’est pas prémédité, pas calculé. Il n’y a pas de liste. Je fais confiance à mon intuition. Et avec Olivier, au-delà de partager les mêmes références graphiques, nous avons pas mal de points en communs sur une certaine vision du monde ou des sujets de la vie de tout les jours.

Et toi, Olivier Lamy, tu disais que tu travaillais depuis quinze ans seul. Est-ce que tu as travaillé avec d’autres personnes avant ?

O.L. Oui, j’étais à la Cambre en typographie et j’ai arrêté au debut de ma 4e année parce que j’avais déjà une affinité avec Jean-Marc qui était deux années au-dessus de moi. On avait déjà envie de faire un petit studio ensemble. Lui terminait son année, moi encore étudiant mais ça m’excitait trop et comme on avait une même affinité pour un certain graphisme à l’époque, sans trop réfléchir on a créé un petit studio qui s’appellait NSD pour « Never Shake Design ». On a travaillé cinq ans ensemble. On travaillait pour beaucoup de centres culturels à Bruxelles et puis ça a explosé en plein vol. Humainement on n’a pas su gérer la relation qu’on avait. On faisait du graphisme ensemble on se débrouillait pas trop mal mais partager huit heures par jour avec la même personne… Voire plus avec les nuits blanches. Chacun de nous avait une boule au ventre et on n’a pas réussi à crever l’abscès. Cela n’a pas été évident de repartir à zéro, mais j’ai réussi à rebondir grâce à un client qui m’est resté fidèle.

Ça m’a fait beaucoup réfléchir sur pourquoi il est si difficile de travailler à plusieurs. Et je me suis dit que j’allais plûtot travailler comme un ermite. Et pour finir c’était pas si mal que ça. Donc j’ai tout repris à zéro, mais en restant dans le livre parce que c’est toujours ce que j’ai voulu faire.

Et actuellement quels sont vos statuts respectifs. Freelance, salariés de la Smart, SPRL ?

O.L.Indépendant.

O.B.Moi je passe par la Smart.

Et pourquoi ces statuts ?

O.L. À l’époque où j’ai commencé à travailler, la Smart n’existait pas. Je n’avais pas vraiment de choix. Maintenant à refaire, j’opterai pour la Smart il me semble.

Pourquoi ?

O.L. C’est très personnel. Depuis quelques années ma situation financière est délicate.

Tu identifies ça comme lié au statut ? Ça ne serait pas pareil chez Smart ?

O.L. Non maintenant j’ai l’impression que quand tu es indépendant, c’est un peu comme une espèce de train qui ne peut plus s’arrêter. C’est ça qui est effrayant, tu es en train de devoir payer ce que t’as gagné il y a deux ans et comme je me pose des questions, si j’ai envie d’arrêter un an, si c’est maintenant que j’ai envie de le faire, je suis toujours ratrappé par mon statut qui me dit que je dois payer ça, ça et ça. Allez ! C’est reparti pour chercher du travail. Donc la Smart, je ne sais pas si ça marche comme ça mais j’ai l’impression qu’on peut s’arrêter quand on veut.

Ça marche un peu comme ça, oui. Mais sur le long terme, même si en tant que freelance tu choisis combien tu cotises, comme tu ne payes pas autant de cotisations tu te dois de garder de côté pour la pension. Disons qu’à la Smart, si tu bosses à temps plein, comme il y a un minimum journalier à respecter, pleins de gens déclarent travailler un jour alors qu’ils en ont en fait travaillé deux, pour pouvoir rentrer dans les budgets des projets. Donc tu bosses à temps plein officieusement mais pas officiellement. Ce qui fait que sur la longueur, s’il t’arrive un truc un jour et que tu dois être au chômage, tu n’as qu’un tout petit chômage.

O.L. J’ai l’impression que tu ne peux pas t’arrêter tout simplement.

À priori tu payes des cotisations qui correspondent à un temps plein quand t’es indépendant. Mais tu n’es pas limité par ce tarif journalier minimum. C’est un peu à double tranchant.

O.L. Si c’était si facile, on irait tous là.

O.B. C’est pas trop par choix. J’ai un peu réfléchi au statut d’indépendant, mais c’est un peu compliqué parce que pour faire le saut entre ce que la smart permet et le statut d’indépendant il faudrait que je gagne plus d’argent. Ce qui voudrait dire travailler plus ou avec d’autres types de clients mais ce n’est pas forcément ce que je veux. Du coup dans l’échelle à laquelle je veux rester la Smart me semble être l’un des seuls choix que j’ai. Ce n’est pas que je suis entièrement satisfait, c’est plutôt un choix par défaut.

Du coup quand vous bossez ensemble, l’un de vous deux facture au commanditaire et l’autre fait une prestation, c’est ça ?

O.L. & O.B.Oui.

Est-ce que travailler avec des artistes ou des institutions culturelles vous semble faire une différence ? Quels sont les profils de vos clients ?

O.L.Les institutions ça me parait compliqué quand on est seul comme moi. On se met des barrières psychologiques aussi je pense, en se disant que les gens ne vont pas faire confiance à une personne seule, qu’il suffit qu’il tombe malade pour que les choses n’arrivent pas à temps. C’est ce que j’imagine mais de toutes façons, dans la réalité, il n’y a pas beaucoup d’institutions qui sont venues vers moi. Par contre travailler en direct avec des artistes c’est vraiment le truc qui me passionne le plus et donc ce que je recherche. Je vais construire le projet là-dessus. Ensuite ensemble, on va vers l’institution avec notre projet.

Mais tu disais que tu avais bossé avec des institutions par le passé quand tu étais en studio.

O.L.Vers 1997 avec Jean-Marc, on voyait que graphiquement, à Bruxelles, c’était toujours un peu les mêmes studios graphiques, « les vieux dinosaures » comme on les appelaient, qui avaient toujours tout. On est arrivé à un moment où ces institutions avaient envie d’autre chose que ce qu’on voyait toujours et qui en fait se ressemblait. Donc on était là et on a été repéré assez vite en proposant autre chose que ce que les gens avaient l’habitude de voir. On était deux indépendants même si on cachait ça sous notre nom NSD. On ne le criait pas sur tous les toits.

J’ai l’impression que si on sortait maintenant de l’école en 2019, on ne pourrait pas décrocher autant de centres culturels comme on a pu le faire à l’époque. Peut-être étions-nous au bon endroit et au bon moment pour proposer un autre graphisme par rapport à une certaine uniformité qui devenait la règle ? Même si on a travaillé pour le Beursschouwburg. On était deux francophones pour un centre quand même. Le directeur et l’équipe se moquaient de savoir si on était néerlandophone ou francophone, mais quand même ils étaient subsidiés par la communauté flamande… On a dû cacher pas mal de temps qu’on était francophone et ça les arrangeaient bien que l’on signait sous ces trois initiales NSD. Un jour on leur a quand même fait la réflexion en disant « tiens c’est bizzare, on a remarqué que dans chaque affiche que vous faites, il y a toujours des césures bizzares. On dirait que ce sont des gens qui ne parlent pas bien le néerlandais qui travaillent pour vous » (rires), et là le pot aux roses était découvert. On a collaboré pendant un an et après c’était « au revoir » (rires).

Et toi Olivier B. quand tu travailles avec Olivier L. c’est plutôt directement avec des artistes, mais est-ce que tu as d’autres commanditaires ou clients ? Quel est le type de client avec lequel tu travailles ?

O.B.Ce sont principalement des éditeurs de littérature ou des figures d’éditeurs qui, soit ont leur propre maison d’édition, soit travaillent tant qu’éditeur pour d’autres institutions. Dans ces cas là, ils mettent leur savoir-faire d’éditeur à leur service et ils me font travailler en tant que graphiste pour ces institutions. Là, je ne communique pas du tout avec les institutions, ce sont les éditeurs qui font l’interface jusqu’à la fin du job. Lorsque le projet est terminé, je rencontre les clients et comme le job s’est bien passé le job s’est bien passé, il y a une forme de complicité qui se crée, ce qui permet de rendre la collaboration pérenne.

En terme de relation, est-ce que tu sens une différence entre bosser directement avec des artistes et bosser avec des éditeurs ? Est-ce que c’est le même genre de relation ?

O.B.Ça ne l’est pas lorsque je travaille avec Olivier ou avec des artistes avec qui je travaille avec ma casquette d’éditeur -- enfin éditeur et graphiste.

Quand je travaille avec d’autres éditeurs, oui, la relation est assez différente. En tout cas ce qui m’intéresse là-dedans c’est qu’ils ont des intérêts artistiques, des volontés, des vœux. Ils posent des choix artistiques quand ils sélectionnent un texte ou une œuvre à publier mais ils doivent dealer avec des enjeux commerciaux. Ça ne veut pas dire que les artistes ont moins de sensibilité economique, mais à l’échelle d’un éditeur c’est plus de l’ordre du pari et d’une forme de spéculation d’éditer des livres. Faire un pari fait partie du métier : est-ce que ça va marcher ou pas, et peu importe la qualité artistique de l’œuvre, on est obligé de spéculer sur cela et il faut le vendre pour pouvoir continuer à en faire d’autres. C’est cette nécessité, qui les pousse à vendre leurs livres pour pouvoir continuer à en faire d’autres, et qui fait que la relation graphiste-éditeur que l’on a est un peu différente de celle que j’ai avec des artistes. Dans ce dernier cas, on peut mettre tout du côté artiste et moins du côté économique (quoique). Et donc pour moi, qui ajoute une plus value graphique – car je fais des objets qui doivent « être beaux » d’un point de vue artistique et commercial – les choix sont différents. Mais ils prennent de beaux risques autant par rapport aux pièces qu’ils choisissent d’éditer que graphiquement parlant, donc ça c’est une chance pour l’instant.

On se demandait si vous considériez vos commanditaires comme des clients, des collaborateurs ou… Comment les nommez-vous ? Est-ce que vous les considérez comme des donneurs d’ordre, pour reprendre les termes de Smart ? De vrais collaborateurs ? Enfin, j’imagine qu’il y a une asymétrie parce qu’il y en a un qui paye et l’autre qui doit faire quelque chose. Même si le vœu est pieu, il y a toujours une asymétrie.

O.B.Peut-être qu’on peut répondre par ce qu’on est en train de faire tous les deux. L’architecte qui t’as demandé de travailler avec lui sur ce livre, finalement lui, c’est notre collaborateur. Et quand on se retrouve en présentation du travail en cours devant les éditeurs ou décideurs financiers, là on est en face de nos clients/commanditaires.

O.L.Alors tu sépares, tu cibles. Ils se mettent toujours l’un à côté de l’autre. Il y a les clients (moi je les appellerais comme ça). Et puis, il y a Adrien l’architecte qui est plutôt notre collaborateur et ça devient un truc à trois. Mais ce n’est pas tout le temps comme ça.

O.B.Évidemment nos clients ne sont pas nos ennemis, mais ils ont clairement le pouvoir. De par la manière dont ils s’adressent à nous pendant le rendez-vous, comment chacun se met autour de la table, l’ordre des questions, etc. Ils ont un pouvoir décisionnel et financier et ils le font savoir. Ce n’est pas du tout malsain mais c’est un dispositif dans lequel tout le monde sait bien la place et le pouvoir qu’il a ou pas.

O.L.L’idéal est de mettre en place un espace où la confiance et le respect se construisent. Pour dissoudre petit à petit cette asymétrie entre client/graphiste, le client devient collaborateur au même niveau d’implication que le graphiste d’une certaine façon, et c’est lorsqu’une espèce d’alchimie s’installe entre les différentes parties que le projet prend une tournure intéressante, une forme inattendue.

Est-ce qu’il y a des outils, des techniques pour s’apprivoiser, collaborer ensemble ? Des outils qui vont vous permettre de mettre en place des collaborations qui vont bien se passer ? Pour que ça se passe bien, justement avec les moins possible de relation de pouvoir comme vous le décrivez ? Puisque ça n’a pas l’air d’être ce que voulez faire, qu’il y a cette volonté d’avoir un ping-pong, un espace de conversation où on peut dessiner des objets intéressants. Est-ce que c’est seulement du « feeling » ou est-ce qu’il y a des choses formelles auxquelles vous pensez ? Par exemple, le contrat. Est-ce que vous cadrez un peu les choses dès le départ ou pas du tout ? Ou est-ce que c’est plutôt dans la relation humaine ?

Pour vous donner un exemple de ce qu’on a pu avoir comme réponse, on a des graphistes qui nous ont dit « Nous, on pense qu’il faut un « project manager », quelqu’un qui est dans le relationnel mais qui comprend ce que l’on fait et qui va servir d’intermédiaire entre nous et le commanditaire. » D’autres nous ont dit : « Non, on ne travaille jamais avec les institutions mais directement avec un artiste, un curateur avec qui on va se comprendre et on met au contraire de la distance avec les institutions. On laisse cet aspect diplomatique nécessaire à ceux qui savent le gérer. » On a aussi des réponses autour de formes de contrats, qui permettent de bien cadrer le projet avant de commencer. Par exemple de mettre à distance des amitiés qu’il pourrait y avoir pour éviter la situation « On est tous copains mais finalement on bosse gratos à la fin. » Un dernier exemple, parfois certains demandent aux clients d’organiser tout le contenu sous forme de dossier, ils leur demandent de mettre la main à la pâte et les invitent à venir avec une proposition claire.

En bref, est-ce que vous avez des outils formels ou informels, des pratiques ?

O.B.Je vais répondre pour toi. (Rires) J’ai l’impression que toi justement tu mets peu de protocoles en amont et que c’est très organique en fonction du client. Et alors tu métamorphoses ta manière de bosser : s’il faut donner du cadre tu en donnes et s’il ne le faut pas, tu n’en mets pas. Les choses arrivent et c’est comme ça. Je parle par exemple en terme d’échanges de fichiers tout simplement, mais aussi en terme relationnel où là, c’est vraiment du « feeling ». Mais ce n’est pas de la magie, c’est plutôt une sorte d’intelligence relationnelle fondée sur de la bienveillance. Ensuite, tu suis le truc. Par exemple, dans le cadre d’un échange autour d’une table, où ce n’est pas réglé comme un jeu de carte mais où tout relève plutôt de l’organique. Quelque chose pousse, puis on tourne au bon endroit, on va ensuite dans une autre direction et tout ça change au fil du temps de la conversation, simplement en étant concentré sur la discussion. Il n’y a rien de magique là dedans, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de protocole que ce n’est pas une technique, c’en est une.

Ça veut dire qu’il y a beaucoup de repositionnements et requestionnements tout au long du chemin. Est-ce qu’il n’y a pas de clash, pas de problème ? Qu’est-ce qui se passe quand il y a un mur malgré tout ?

En général, les outils ont été d’imaginés pour éviter des problèmes vécus en amont. Avec Eurogroupe, il n’y avait pas de problème parce que justement ils ont un intermédiaire entre eux et les institutions. Ou bien parce qu’ils finissent par ne plus travailler qu’avec des gens avec qui ils travaillent depuis super longtemps.

O.L.Il faut d’abord construire le projet avec l’artiste et l’aider à trouver les bons mots, ceux qui vont ensuite l’aider à convaincre. Moi j’essaye de l’armer avec des arguments : « Mais pourquoi fait-on ce livre ? » et « Pourquoi ce livre doit sortir maintenant ? » et il ne faut pas avoir peur de dire si ce n’est peut-être pas le bon moment, s’il n’y a pas assez de matière pour que ce livre sorte. Il s’agit vraiment de mener toutes ces discussions avec cette personne et je préfère donc blinder la proposition pour que tout coule de source. Après, moi, je n’ai pas les bonnes armes pour dépasser ça et aller vers les institutions mais je pense que l’artiste maîtrise mieux ce terrain. Par exemple, s’il y a une exposition qui doit aller dans deux musées. Il y a un musée qui est plus sensible à une chose et pas l’autre. C’est difficile. Il faut alors avoir la chance de travailler avec quelqu’un qui sache faire le trait d’union avec le musée. Et je pense que c’est plus facile si tu as la position d’artiste, on dira « oui, fermons les yeux » même si le musée n’est pas d’accord. Comme ça vient de la part de l’artiste, ben c’est bon, c’est son projet, on va pas s’imiscer dedans.

C’est une stratégie.

(rires)

O.B.Sans parler pour toi, mais déjà à mon échelle, il faut d’abord bien identifier l’institution avec qui notre intermédiaire artiste/architecte a à faire et être cohérent avec ça afin qu’il y ait le moins de problèmes possible.

Beaucoup de travail de fondation quoi.

O.L.Énormement oui.

Et de manière très concrète, vous ne faites pas de contrats avec les gens ? Il n’y a pas beaucoup de gens qui en font. Par exemple, Manuela Dechamps Otamendi inclut derrière ses offres des « Conditions Générales ». De ce fait, les gens signent quand même quelque chose de plus que l’offre sans que ce soit vraiment un contrat détaillé mais qui explique certains trucs. Une manière détournée… Mais bon, une offre ne détaille jamais vraiment ta pratique.

O.B.Je les ai redigées mais encore jamais envoyées. Des conditions, un truc qui fait peur dans la mise en forme. C’est à dire que tu fais en sorte que ce ne soit pas trop long, tu condenses le texte et ça te fait une masse sombre qui fait peur. Mais peut-être que c’est moi qui en ai peur, peut-être que mes clients, commanditaires, collaborateurs n’en ont pas peur. Je ne les ai encore jamais envoyées aussi parce que j’avais déjà commencé à travailler avec la plupart des gens avec qui je travaille maintenant. Si je leur envoyais ça maintenant, ce serait peut-être malvenu, parce qu’on a déjà un climat de confiance. Peut-être qu’un jour, je m’en mordrais les doigts parce que je n’aurai pas été protégé, parce que j’aurai fait trop confiance.

J’ai fait une sorte de collage de pas mal de trucs d’autres graphistes que j’ai glâné sur internet et aussi je me suis beaucoup inspiré des conditions de vente de la Febelgra (Fédération professionnelle représentative de l’industrie graphique belge).

O.L.C’est marrant parce que j’ai justement gardé les conditions générales de la Febelgra la dernière fois que je les ai reçues via l’offre d’un imprimeur, en me disant « on ne sait jamais ».

O.B.Oui, elles sont bien rédigées, ça met un cadre dans le champ du graphisme. Comme c’est déjà bien écrit, je m’en suis inspiré pour écrire les miennes en changeant finalement assez peu de choses, en les recopiant telles quelles pour un projet de service d’impression. Ça collait vraiment super bien. Là, il faut voir du coup avec la Smart, le leur soumettre, ils les discutent avec toi, tu les réécris car leur champ s’arrête là, ensuite c’est nous qui nous occupons de ce genre de responsabilités.

Celles de Febelgra sont plus détaillées que ce qu’on trouve en général (mode de paiement, durée du projet). Clairement les imprimeurs sont protégés à partir du moment où on a signé ça. On sait qu’il y a peu de choses qu’on va pouvoir aménager. S’il se passe quelque chose d’imprévu, ils ne sont pas « responsables ».

On avait aussi sollicité un ami avocat qui travaille dans le droit de la concurrence, aux antipodes de ce qu’on est, c’est à dire « le mal », c’est ça quoi. Ça n’empêche pas que c’est un gars super sympa hein ! Et donc on a pris conseil pour ce service d’impression. Je savais à qui je m’adressais donc j’essayais de ne pas trop taxer de son temps. Et à la fin de cette demi-heure d’entretien téléphonique, on était conscient qu’il nous avait donné de son temps, on lui a quand même demandé combien il nous demanderait si on voulait retravailler avec lui. Il facture 600€ de l’heure, donc si on avait dû comptabilisé cette conversation téléphonique…

Ce n’est pas le même genre de clients, mais on s’est dit que c’était le bon moment si jamais on allait plus loin de payer vraiment quelqu’un pour que tout ça soit claire.

Par rapport aux factures, comment procédez-vous ? Vous facturez à l’heure ou au forfait ? Quelle est votre approche par rapport à l’argent ? Est-ce que ça dépend du projet ?

O.B.Peut-être qu’on peut parler du projet qu’on est en train de faire parce que là… c’est une belle "anecdote".

O.L.Oui en effet, ça a toujours été problématique de mettre un montant sur une demande. Dans cet exemple de bureau d’architecte qui vient vers moi, les architectes me parlent du projet et assez vite me disent « Il faudrait quand même que tu mettes des chiffres sur tout ça » et moi j’essaie toujours d’attendre le plus longtemps possible mais là, il fallait le faire assez vite. C’était aussi un mauvais moment personnel : je n’avais pas assez de travail et ce gros projet arrive. Ces architectes n’étaient pas très clairs si c’était vraiment avec moi qu’ils voulaient travailler. Ils m’ont laissé sous-entendre qu’ils feraient un peu le tour des graphistes à Bruxelles. Et donc voilà remise des prix, je me plante royalement, j’étais beaucoup trop bas par rapport à la demande. On s’en est vite rendu compte après plusieurs lectures. Pfff… C’est toujours la même chose quand j’envoie une offre j’ai le doigt qui tremble parce que j’ai toujours été soit beaucoup trop bas, soit beaucoup trop haut.

O.B.Malgré tout tu m’as proposé de bosser avec toi, ce qui voulait dire que tu allais diviser en partie ce petit budget alors que tu avais envie et besoin d’avoir ce job. Alors ce n’est pas une histoire de charité, c’est une sorte de désintéressement. D’ailleurs, on n’a même pas encore déterminé entre nous exactement combien, quel pourcentage chacun aurait.

O.L.Quand tu es en face d’un super beau projet, tu rêves d’y participer ! Ça te met sous pression quand on te dit « Oui mais c’est pas sûr, je vais un peu réfléchir, faire des comparaisons. » Donc voilà, misé trop bas, mais le principal est qu’on a décroché le projet !

(Rires)

O.L.Mais finalement, à un moment donné, il se fait qu’on doit revoir l’offre.

O.B.Ce n’était pas très clairement demandé en fait. Ils ont dû eux demander des subsides et donc il fallait qu’ils intègrent les offres fournisseurs.

O.L.Le budget au départ était sur une monographie d’environ 150 pages, prix un peu basé là-dessus. À ce moment là, on en est déjà à 250 pages donc on s’est dit, « ben tiens ! On voulait justement vous parler de l’écart entre ce qu’on vous a proposé la première fois et vers où on va maintenant. On devrait un peu revoir le devis à la hausse ». L’architecte a accepté.

O.B.Pas uniquement pour le supplément de travail mais aussi pour l’ensemble du projet. Le supplément de travail est difficilement quantifiable parce qu’en fait, il n’y en a pas réellement, c’est simplement qu’il y deux fois plus de pages que dans l’offre de départ.

O.B.En effet l’offre a été augmentée parce qu’il y avait plus de travail mais dans les faits il n’y en a pas plus. Ça correspond plus à une valorisation juste de notre travail. Une bonne évaluation.

Mais le fait que l’objet change un peu, c’était l’ouverture pour dire « ah en fait… »

O.L.Oui, c’était un peu ça.

Et entre vous, vous étiez en train de dire que vous ne saviez pas encore tellement comment partager ça ?

O.L.On n’a pas encore compté.

(Rires)

Je m’avance peut-être mais j’imagine que c’est sûrement moins compliqué que quand on parle à des collectifs qui sont 3, 4, 7 personnes sur un projet avec des niveaux d’implication différents.

O.L.Oui, c’est vrai que pour nous, c’est plus simple, on est juste deux. On coupe en deux. On pourrait faire 50/50 mais on l’a jamais fait…

(Rires)

O.L.Toi, tu vas pas être d’accord mais. Ça a toujours été 60/40 je crois en fait. Parce que voilà, je me dis que si c’est Olivier qui a un contact avec un client, qui vient avec un projet, je pense que ce serait logique que lui fasse aussi comme ça, que ce soit 60% pour lui, 40% pour moi. Je me dis simplement c’est la personne qui amène le travail qui prend une part plus importante. Le projet ne serait pas venu s’il n’avait pas été là donc c’est à lui qu’on s’est adressé pour plein de raisons (souvent esthétiques). Et donc voilà, on englobe une personne en plus et 60/40 me paraît assez juste.

Est-ce que ça veut dire que la personne contactée en premier a plus de responsabilités, notamment du relationnel. Est-ce que toi Olivier L., dans ce cas-ci, tu es plus l’interface ?

O.L.Oui, mais du côté administratif, pas au niveau du projet artistique.

Les clients s’adressent à vous deux en même temps ?

O.L.C’est toujours aux deux en même temps. Et moi ça m’énerve justement quand le client oublie parfois de mettre Oliver en copie. À chaque fois on répond en remettant les choses à leur place.

J’imagine aussi parce que vous êtes tous les deux sur le même plan. Ce n’est pas comme si, par exemple, sur un site internet où il y a un aspect très technique, on allait s’adresser à une personne en particulier. Vous, vous êtes sur le même boulot en même temps, non ?

O.L.On fait tout ensemble, que ce soit la phase créative ou la phase technique.

Par rapport au devis, tu disais que tu n’étais pas très fort là-dedans que tu avais du mal à viser juste. Je pense que tu n’es pas le seul. (Rires)

Luuse nous racontait une anecdote assez drôle d’un boulot qui leur a été refusé parce qu’ils n’ont pas fait un devis assez élevé.

O.L.Oui, j’ai aussi une anecdote comme ça. Pour un logo, j’ai été sélectionné car j’avais été le plus cher. C’est fou ! C’était un projet pour l’orchestre philharmonique au Grand-Duché du Luxembourg. Le commanditaire avait pré-sélectionné plusieurs studios ou graphistes. J’ai été le plus cher de tous et en discutant plus tard avec le client, il m’a simplement avoué « ah, pour ce prix là, ça va être mieux ».

Est-ce que vous avez une méthode pour évaluer le montant du travail ?

O.L.Ah, c’est difficile… Je commence seulement à y voir un peu plus clair. J’essaie de voir en fonction de combien de semaines je vais m’impliquer dans ce projet. À la louche. Je me dis tiens, ça, c’est six semaines de boulot. Si j’ai 3 000€ par mois, je suis heureux.

O.B.Comment pourrait-on savoir ces tarifs forfaitaire ? Il n’y a pas de grille.

Avec de l’expérience, le temps peut-être. Par exemple, l’avocat dit « Je suis payé 600€ de l’heure », il bosse une heure, c’est 600€ quoi. Je pense qu’il y a assez peu de graphistes qui fonctionnent comme ça mais il y en a quelques-uns. Souvent, j’imagine que ce sont des projets où il faut faire un devis ensuite.

O.L.Parfois il y a déjà une enveloppe. Je trouve ça pas mal en fait de mettre directement sur la table sur quelle base on travaille. Et encore que, c’est pas pour ça que moi, je vais me dire « Il n’y a que ça donc c’est autant de semaines. » Mais peut-être que ça va recadrer les envies et les rêves.

O.B.Oué c’est ça en gros ! (Rires)

O.L.Je sais que je n’ai pas les pieds sur terre. Mais si j’arrive encore à faire des livres, c’est peut-être grâce à ça aussi. C’est le projet en lui-même qui est moteur. C’est pour ça qu’on se réveille le matin. Si je devais commencer à calculer…

De notre côté, ce qu’on essaie de faire concrètement, quand il y a une enveloppe et des rêves qui sont trop ambitieux, on essaie de reformuler le projet pour que ça puisse rentrer dans l’enveloppe.

Après, c’est pareil, on se trompe régulièrement ! Le rêve peut rester intéressant, il est juste revu. Aussi avec les sites web, il y a ce côté jamais fini qu’il n’y a pas dans le livre. Il y a des temps de développement qui sont aussi parfois incontrôlables ou imprévisibles selon où tu veux aller. Alors que faire une affiche, tu peux décider par toi-meme que tu veux arrêter là ou aller plus loin. Mais quand t’as promis un site internet, même si ça prend encore 20 heures, il faut que le site fonctionne, donc on les fait.

O.L.Une autre anecdote, concernant un ouvrage pour un photographe, encore une fois, mon devis était beaucoup trop bas par rapport à toute l’énergie qu’on a mis dedans. Et il revient maintenant avec un tout nouveau projet en me disant : « Tu sais que là, ce n’est pas possible, tu n’as pas du tout été payé pour tout ce que tu as fait. Et donc maintenant je veux absolument que tu inclus quelque part un deuxième budget caché et tu seras payé pour ça. » Ce geste m’a beaucoup touché.

Vous avez un très bon collaborateur !

O.L.C’est parce qu’on a établi une belle relation de confiance et je crois beaucoup à ça. Je ne sais peut-être pas faire de papiers, de contrats, mais j’arrive à construire des choses sur le long terme. Et je suis vraiment heureux que les choses ce soient passées dans ce sens.

O.L.Le côté argent me posera toujours un problème. C’est aussi mon vécu, depuis quelques années, je suis fort intéressé par la décroissance ou quel genre de nouvelle économie on pourrait mettre en place. Parce que comme beaucoup de gens, je ne me retrouve pas du tout dans comment les choses sont faites pour l’instant. Concrètement, je mets en place un système d’échange de service. Par exemple avec la personne qui se charge de ma comptabilité, on n’échange pas de factures entre nous. Je lui propose ce que je sais faire et cette personne en retour s’occupera de ma comptabilité. Je trouve ça très excitant parce qu’on est vraiment dans un monde parallèle où on ne parle plus de chiffres mais où on échange un service. Et ça marche, je suis content d’avoir ce système avec mon comptable.

De son côté, il n’avait pas besoin de graphisme, ou alors très peu. Même si à un moment donné, j’avais l’occasion de répondre assez bêtement à une identité qu’il voulait mettre en place, ça ne s’est même pas fait. Finalement je lui ai proposé un service qui n’a rien à voir avec le livre. Je fais de l’aménagement. Je réponds aux petits chantiers dont il a besoin dans le lieu où il vit. Des choses à refaire. Dernièrement, il m’a demandé de réfléchir à une autre possibilité d’agencement ou d’aménagement de sa cuisine.

Je suis en train de me dire que c’est quelque chose qui peut fonctionner et que j’ai maintenant envie d’étendre à d’autres. Au quotidien presque. Puisque je ne sais pas ramener de l’argent donc autant ne pas en dépenser. Si j’ai besoin de couper mes cheveux, je vais être de plus en plus tenté de proposer aux gens un service en échange. Si ce n’est pas du graphisme, c’est quoi ? Je me remets en question.

Tu as eu d’autres expériences comme ça ou c’est quelque chose d’assez nouveau ?

O.L.C’est assez nouveau mais j’expérimente ça aussi au niveau de la nourriture par exemple. J’ai créé un petit potager en permaculture il y a quelques années. Et l’expérience est concrète ! J’ai réussi l’année dernière pendant trois mois à ne pas devoir acheter une seule tomate pour nourrir une petite famille de 4 personnes. J’ai réussi un petit pari. Voilà, mais comment étendre tout ça ?

Donc la prochaine étape serait d’appliquer ce modèle dans ton domaine ?

O.L.Oui. Il n’est pas trop tard, mais je pense que politiquement, il faut qu’on trouve une alternative. On ne peut plus faire confiance au modèle qui nous est proposé.

Il y a pas mal de gens qui se posent ce genre de questions et qui mettent en palce des outils et des techniques très différentes. Notamment le projet Common Wallet. C’est un group de dix personnes qui ont un compte en banque en commun. Tous y mettent l’entièreté de leur revenus et possèdent chacun une carte bancaire liée à ce compte. Certain·e·s ont des salaires mensuels, d’autres, artistes, ont des revenus plus irréguliers qui tombe tous les six mois par exemple. Mais c’est un peu pour rêver à vivre sans avoir à penser à la fin du mois et ses stress financiers.

Chacun est à l’aise avec le fait de mettre en commun son argent même si personne ne gagne la même chose. L’idée c’est vraiment d’éviter de penser et stresser à cause de l’argent. Mais en même temps, finalement ils en parlent beaucoup de l’argent : ils se voient toutes les semaines pour parler de ce projet et donc de l’argent. Aussi, chacun a sa relation avec l’argent. Il y a celles et ceux qui vont faire super attention pour les autres et d’autres moins. Parfois certains sont à l’étranger et ne peuvent même pas se payer un café parce qu’il n’y a plus rien sur le compte commun ! (Rires)

Enfin bref, c’est un tout autre sujet mais c’est une alternative, une manière de réfléchir à ta relation avec l’argent et ta vie de tous les jours. À quel point ça te bouffe ou pas. On devrait partager plus ce genre d’expériences.

Dailleurs Comment partagez-vous ce que vous faites ? Est-ce que vous documentez votre travail ? Est-ce que vous partagez vos documents sources ?

O.B.C’est une question que je me suis poseé à l’échelle des livres avec Surfaces Utiles : comment donner accès soit au contenu des livres, soit à leurs sources. J’ai tenté de faire ça sur le site internet, une simple page en ligne, qui est aussi un catalogue, un espace de documentation et un espace de partage. Mais c’est très discret. Ça ressemble plus à un catalogue. Il y a de la documentation qui est très suggestive, on voit comment les livres ont été fabriqués. J’y partage mes secrets de fabrication qui n’en sont pas vraiment en fait. Et dans la partie que j’ai appelée « atelier », je partage certaines sources de certains bouquins. Aussi bien le texte que les images. Pas la maquette finale du livre mais tous le matériel, tous les contenus. Le tout sous différentes licences, les Creative Commons qu’on adapte et qu’on discute avec les artistes. Parfois la question ne se pose même pas car il y a un copyright qui tombe et puis c’est tout. Je pense notamment à un petit fanzine avec des dessins, où ce serait trop compliqué d’engager une pratique de documentation. Bien sûr on peut le soumettre à discussion. Des fois je n’engage pas la discussion tout simplement avec tel·le ou tel·le artiste parce que ce ne serait pas approprié par rapport à la pratique de cet artiste.

C’est toi du coup qui apporte ou qui met sur la table cette conversation ?

O.B.Oui.

Et quelles sont tes motivations ?

O.B.En fait j’étais vachement inspiré par ce qu’OSP ou Luuse font et aussi juste la philosophie du libre, de cet engagement politique du libre. Je me suis demandé tout simplement comment j’allais essayer d’adapter au livre, ces choses qui s’adaptaient au départ plus au logiciel. Dans la Perruque, c’est plus évident, dans le sens où j’ai mis une licence Creative Commons sur tout le projet, sauf les fontes qui restent sous la licence avec laquelle les designers ont choisi de la diffuser. C’est plus facile pour La Perruque car la documentation du projet fait partie du projet lui-même, et que je partage beaucoup de trucs. Par contre, (toujours pour les fontes) la condition pour pouvoir contribuer à un numéro de la revue, c’est de partager les sources de ces caractères-là et les processus de design que chacun de ces contributeurs a mis en place pour produire la typographie, qu’importe si ils ont choisi de la diffuser sous une licence propriétaire ou libre. Donc là, c’est une manière pour moi d’ouvrir ou libérer certains des ces objets typographiques qui sinon resteraient sous licences fermées, propriétaires. En fait, j’invite surtout ces designers à partager leurs anecdotes, leurs sources, leur petite popotte, etc. Ça, c’est la condition-même de la contribution.

Et ils jouent le jeu ?

O.B.Pas tous non. (Rires)

O.B.Par contre, ceux auprès de qui je m’attendais à avoir un refus, jouent le jeu à fond, parfois même plus que d’autres qui ont déjà ces pratiques-là. Bref, c’est efficace.

On imagine que rien que de mettre ça sur la table, d’engager la conversation de l’accessibilité, de la licence avec des gens qui n’ont pas cette pratique-là, c’est intéressant, non ?

O.B.Oui, il y a certains dessinateurs de caractères qui n’ont jamais réfléchi aux licences. Pour eux, il n’y a qu’une seule voie. Et même si je ne suis pas un spécialiste de la licence, je leur ramène quelques idées de ce que moi j’ai digéré des licences libres. Il faut aussi parfois quelques expériences économiques. Notamment pour le 10e numéro, le dessinateur de caractères, Yoann Minet, a décidé de dessiner une fonte spécifiquement pour ce numéro et de la « laisser partir ». Parce que pour lui, c’était vraiment ça la « laisser partir ». Comme cela ne faisait pas parti de sa pratique il s’est dit « allons-y à fond ! » Ça a pas mal étonné et lui même s’est étonné là-dedans. On a donc essayé de trouver un modèle économique à la distribution de ce produit digital qui est sa fonte. Ce fut un échec commercial en tout cas (rires), mais il y a eu une tentative, une expérience. Peu importe la finalité commerciale. J’essaie juste de répondre à une question : on dit que le libre n’est pas gratuit, alors essayons de le vendre avec une idée éthiquement proche de ce à quoi on croit. Ici, la fonte était liée à son specimen. Si tu voulais la fonte, tu pouvais l’acheter en ligne, sur un mini-site qui te faisait en fait commander La Perruque. Le point spécial de cette distribution, c’était un tout petit texte qui était un peu drôle : « si vous pensez qu’une fonte sous licence libre doit être gratuite, si vous êtes tout simplement pauvre, si vous ne voulez pas donner, alors vous pouvez la hacker. (C’était très facile de la hacker sur le site internet.) Et vous vous organisez pour faire circuler cette fonte par tous les moyens possibles. » Une sorte d’invitation pour aller attaquer le truc.

Il n’y a quand même pas beaucoup de gens qui achètent des fontes, open source ou pas. Du coup ce geste est super intéressant pour qu’on se dise « En fait pourquoi pas payer pour ça ? » Les graphistes se posent rarement la question de savoir comment les typographes qui font ces fontes sont rémunérés en fait.

Mais justement ton travail avec La Perruque et Surfaces Utiles, comment est-ce que ça s’articule ? Est-ce que c’est quelque chose qui prend beaucoup de ton temps ? Et comment ça s’articule avec la question de l’argent ? Est-ce que tu fais ça sur ton temps libre, en-dehors de ta pratique de graphiste rémunérée.

O.B.Tout tourne autour du rebut comme interface pour travailler collectivement. Mais je parle plutôt de l’économie de la contribution, c’est vraiment le rebut industriel – que ce soit les surfaces d’impression, ou les stocks de papier – qui est le terrain de jeu économique et artistique des affaires éditoriales de La Perruque et de Surfaces Utiles. Donc c’est le matériau qui définit son économie. La teneur de la discussion, c’est chercher à le valoriser. La ligne éditoriale, ce sont les pratiques artistiques et littéraires qui elles-même s’interressent à l’économie et ce qu’elles laissent de côté.

À l’échelle de ma vie, de mon travail, c’est 50% de mon temps. Par exemple, ce mois-ci ça n’a été pratiquement que ça. En fait à la fin de chaque mois je me dis « mais qu’est-ce que j’ai fait moi pour gagner de l’argent réellement, directement ? » J’ai fait le pari en sortant des études que j’allais poursuivre ces projets-là malgré le fait qu’ils ne me rapportent rien à court terme parce que ce n’est pas en vendant des livres que je gagne de l’argent. Tout l’argent que je gagne repart dans d’autres livres. Au bout de deux ans, j’ai quand même remis les choses à plat : « À un moment donné, il faut que ça me rapporte un peu à court terme. »

J’ai trouvé 2, 3 solutions. Par exemple, La Perruque, c’est ce qui me paye ma bibliothèque. Donc quand j’achète un livre, je n’ai pas à puiser dans mon compte, j’utilise celui de La Perruque qui est dissocié du mien. Je ne veux pas vivre avec beaucoup d’argent mais j’aime beaucoup les livres. Avant j’étais frustré de ne pas pouvoir en acheter, maintenant j’ai enlevé cette frustration.

Les workshops sont aussi un retour sur investissement de La Perruque et me permettent certains mois de vivre. Une preuve que cette stratégie était viable économiquement d’une certaine manière. Pas forcément rentable, mais viable. Et ça m’encourage à continuer. Quand je suis sorti de l’école, je n’avais pas non plus beaucoup de boulot à ce moment là, mais j’avais beaucoup de temps pour continuer. Maintenant je commence à avoir plus de boulot mais je continue toujours autant. Ça devient juste une charge de temps qui grossit. C’est lié évidemment. Mine de rien, ça me permet de « mieux » gagner ma vie car cette activité d’édition me permet de faire plus de note de frais que ce que ma pratique de graphiste ne me permettrait de faire, sans pour autant avoir à tout déclarer.

J’ai fait une mise à nue comptable pendant une présentation à la Cambre. Pierre Huyghebaert et Laure Gilleti m’avaient invité pour expliquer comment toutes ces combines étaient liées à mes différentes casquettes (de graphiste et d’éditeur) et qu’ensemble elles créaient un écosystème économique viable à mon échelle. La permaculture est notamment un modèle économique dont je me suis inspiré et que j’ai transposé dans l’édition.

Et pour finir, parce que c’est pas anecdotique, il a fallu que j’augmente mes revenus. C’est-à-dire que l’ascétisme que je m’astreignais tout seul (et un peu à ma compagne) ne pouvait plus durer. Maintenant que je suis papa, je ne peux pas prendre autant de risques. Donc, il faut que j’augmente mes revenus. Donc ok, augmenter mes revenus, mais avec quel travail ? J’ai eu un sursaut de consolidation : un ami m’a dit « On est de gauche que jusqu’au moment où on a un gamin. » (Rires) Et je me suis dit « Faut que je bosse. Comment je vais faire ? Est-ce que je suis prêt à me compromettre dans ce que je m’imagine faire comme travail ? » Et quelques bons conseils un peu plus expérimentés m’ont dit de garder confiance, qu’il est possible de garder ses envies de décroissance. Parce que du coup j’ai dû croître dans une idée de décroissance. C’était contre-intuitif ! Bon, pour l’instant ça tient.

Une dernière question : est-ce que vous avez des anecdotes d’un boulot qui avait marché et d’un boulot qui n’avait pas marché ? Qu’est-ce qui expliquerait selon vous la réussite ou l’échec de ce projet ?

(Rires)

O.L.J’ai l’impression que si tu es clair dans ce que tu veux faire, tu ne peux qu’attirer des boulots qui marchent. Un boulot qui marche entraîne de toutes façons automatiquement un autre qui va marcher aussi. Avant de commencer le design, il faut sentir les gens. Quelque part, on se transpose dans cette relation qui est tellement importante.

Je me souviens d’une anecdote. C’était un artiste qui vivait aux États-Unis qui avait repéré mon boulot là-bas parce que j’avais eu la chance d’avoir un catalogue bien distribué au-delà des frontières européennes. Il m’appelle et me dit : « Intéressant l’objet que vous avez réalisé pour cet artiste que je suis depuis des années. J’envisage aussi une monographie et je pense que vous êtes la personne qui trouvera le moyen de transcrire mon univers sur papier. On commence par quoi ? » Je réponds « On se rencontre ? » « — Ok, viens quand tu veux ! » Et une semaine après j’allais aus Étas-Unis. Je n’avais rien avec moi, pas de laptop, juste un calepin. (Rires)

O.L.Je me suis assis dans son atelier et je l’ai regardé travailler. J’avais mon petit calepin, c’est tout. Il s’agissait vraiment d’enregistrer avec mes yeux comment il travaille pour trouver la meilleure façon de transcrire ce qu’on aura besoin de faire ensemble. Ce furent les plus belles bases. Après ça, tu ne peux que faire du bon boulot ! Le résultat final est à la hauteur je pense. Ce sont des expériences qui ne s’oublient pas. On est tous à la recherche de ça. Je pense qu’on l’exprime et d’une façon où les gens qui viennent vers nous savent qu’il ne faut pas nous demander telle ou telle chose. S’ils viennent vers nous, c’est qu’intuitivement ils vont déjà savoir ce que va être le résultat, pas en terme d’esthétique, mais en terme d’expérience et de processus. Je fais des livres pour ça en fait. J’en fait encore pour vivre des moments, des expériences aussi chouettes.

Des mauvaises expériences : une dont je m’en veux encore parce que c’est un cas où je sentais que ça allait mal se passer. Mais le besoin d’argent était plus fort et je ne me suis pas écouté.

Il y a vraiment un truc de feeling !