08 May 2019

Luuse

Luuse est un groupe de graphistes basés à Bruxelles. Ses six membres Antoine Gelgon, Léonard Mabille, Romain Marula, Étienne Ozeray, Marianne Plano et Baptiste Tosi, se sont regroupé·e·s sous ce nom depuis 2016 et ensemble pratiquent le design graphique en se souciant de ses méthodes, ses processus, ses outils et sa documentation.

EO → Étienne Ozeray
LM → Léonard Mabille

Comment décrivez-vous votre collectif et votre pratique ?

EONous sommes un groupe de travail qui porte une attention particulière à ses méthodes et ses processus. L’utilisation des logiciels libres n’est pas notre point de départ, mais une suite logique.

LMOn remet constamment en question nos outils de création et chaque nouveau projet permet d’expérimenter de nouvelles façons de faire émerger des formes.

Est-ce la manière dont vous vous présentez à vos potentiels commanditaires ?

EOOui. Il y a également tout un questionnement sur la technique. Pour nous, ce n’est pas nécessairement un mal, la technique fait partie intégrante du processus. C’est quelque chose que l’on n’omet jamais de dire lorsqu’on se décrit. Sachant que nous sommes six, il y a évidemment aussi d’autres problématiques qui interviennent dans notre pratique. Mais c’est notre ligne commune.

On peut aussi rajouter les questions de la documentation, de la transmission et de la pédagogie. On aimerait s’améliorer sur ces aspects mais tout cela nous importe beaucoup.

Est-ce que développer des outils logiciels fait partie du cadre de la commande ou est-ce plus un souci interne à Luuse ?

LMAu départ c’est plutôt une préoccupation interne. Nous avons chacun des compétences et des acquis techniques différents donc le choix d’un outil et sa documentation doit permettre à chacun d’entre nous de pouvoir utiliser cet outil.

Ensuite cela peut être diffusé aux personnes intéressées ou à nos commanditaires afin qu’ils puissent l’utiliser dans leur organisation interne.

EO On se demande toujours comment faire en sorte que ce que l’on développe puisse resservir à nous et à d’autres. On pratique beaucoup l’auto-fork. À chaque projet, on reprend des briques existantes qu’on va essayer d’améliorer ou d’amener ailleurs en les recontextualisant. L’interopérabilité de nos outils est super importante dans notre dynamique.

Comment constituez-vous les équipes d’un projet ?

EOPeu importe par quel biais le projet arrive, on le met sur la table commune pendant nos réunions hebdomadaires. Généralement, nous constituons une équipe de deux ou trois personnes en fonction des disponibilités de chacun.

Notre travail pour la Villa Noailles est une exception dans le sens où on a travaillé à cinq, pendant un an, à corps perdu.

LMC’était notre premier gros projet. Il nous a permis de comprendre beaucoup de choses.

EOAu delà des disponibilités de chacun, on veille à ce que les équipes ne soient pas forcément choisies sur le critère de compétences existantes. On essaye de garder le côté multi-casquettes : celui ou celle qui a fait du back-end sur un projet pourra faire du front-end la fois suivante et inversement. Évidemment ce n’est pas parfait, on a tous des préférences et dès qu’il y a un peu d’urgence, on a naturellement tendance à se conforter dans des rôles prédéfinis. Mais en tout cas c’est un point d’attention.

Est-ce que ce groupe de six est malgré tout assez homogène en terme de compétences ?

EOOn a chacun des centres d’intérêts propres, des « spécialités ». Mais on ne distingue pas le front-end, le back-end ou l’administratif comme dans une agence plus classique.

Quelle est la structure de Luuse ? Êtes-vous indépendants ? Une asbl ?

EOOn a réfléchi à se constituer en asbl, mais actuellement nous sommes tous salariés de Smart où on a une activité commune, pour des raisons pratiques d’organisation et d’argent. C’est notre existence juridique en tant que groupe.

On se pose la question d’un autre statut, sans connaître la formule idéale. Il nous faut un statut commun et pour certains d’entre nous il serait plus avantageux d’être indépendant complémentaire.

Luuse est un collectif à géométrie variable. Certains d’entre vous ont-ils une activité tierce ? Un poste dans l’enseignement ou un boulot autre ?

EOLes boulots à côté, c’est fini. Léonard a travaillé au Marché des Tanneurs pendant quelques années. On a tous fait pas mal de boulots alimentaires à côté par le passé. Maintenant on est quatre profs sur les six membres.

LMÉtienne à la Cambre et à Mons, Romain au Septantecinq et à Mons, Baptiste et moi, on est à la Cambre. On a des charges horaires très variables. Je donne par exemple quatre heures par semaine, mais Étienne et Romain beaucoup plus.

EOMoi c’est généralement six heures par semaine, mais ça monte parfois jusque douze heures. Baptiste donne quatre heures semaine sur un quadrimestre. Romain est le plus pris de tous. Et dans son cas, même s’il l’a mis un peu de côté dernièrement, il continue de mener un travail de recherche en arts numériques avec Ivan Murit, sous le nom de Ivro.

Avez-vous défini une grille pour décider si tel ou tel job devient un projet Luuse ?

EOUne des questions qu’on se pose souvent, en particulier pour des projets de développement plus alimentaires, est de savoir à quelle moment ça devient un projet Luuse. Car sur chaque projet signé par Luuse, il y a 10% qui partent dans une caisse commune pour payer le loyer et des frais de fonctionnement en tout genre (serveur, internet, etc.).

EOIl y a différents états d’esprit là-dessus. Certains voudraient que ce soit cadré et d’autres préféreraient que ce soit au cas par cas. Mais c’est assez difficile car même au cas par cas, il faut des critères. À quel moment le projet n’est pas intéressant ? Pourquoi un projet de développement ne pourrait-il pas être revendiqué comme faisant partie de Luuse ? Ça nous pose plein de questions.

Si vous vous posez la question, c’est que vous avez quand même une idée de l’objet social et artistique de Luuse, même si c’est implicite, non ?

EOBien sûr. Après je pense que c’est très organique et subjectif. Chacun n’a sûrement pas les mêmes critères en tête. Mais oui, il y a des invariables. Par exemple, la question du commanditaire est très importante. Après, c’est aussi facile de se dire que pour bosser pour des commanditaires qu’on ne tolère pas, il suffit de ne pas signer Luuse.

LMRomain a quand même défini une structure. On l’appelle le « triangle Marula ». (rires)

LMPour savoir si un projet est acceptable par Luuse, il doit répondre à deux des trois points :

  • Est-ce que le projet est intéressant ?
  • Les commanditaires sont-ils humainement chouettes ?
  • Est-ce qu’il y a de l’argent ?

EOOn l’a même mis en forme. Il faudrait qu’on retrouve l’image. C’est un triangle avec la photo de Romain à l’intérieur.

LMC’est notre seule structure formelle, même si c’est un peu une blague.

EOAprès au-delà de ça, on a des critères pour déterminer si un client est bien.

Le moment où c’est devenu clair chez OSP, c’est quand on a écrit nos statuts d’asbl. Avant, c’était aussi plus organique et subjectif. On a écrit des statuts pas tout à fait conventionnels. On y décrit la philosophie alors que généralement les statuts sont quelque chose de très synthétique et formel.

LMEt vous les avez enregistrés ainsi au Moniteur Belge ?

Oui. On met la description que l’on veut dans des statuts. Mais il faut veiller à garder un cadre suffisamment clair pour que cet outil soit utile pour répondre à des situations très concrètes.

LMDe notre côté ça fait deux ans que Luuse est constitué, et on est encore en territoire sauvage de ce point de vue. Notre choix de passer par Smart n’était pas seulement basé sur les facilités de gestion des contrats et salaires, mais également une sécurité en cas de litige avec un commanditaire. Maintenant qu’on voit comment Smart s’engage à ce niveau-là, on se dit qu’on pourrait payer un comptable et ça nous reviendrait peut-être moins cher que de payer les 6,5% de frais de gestion.

Et puis il y a un moment où Smart va vous dire « mais vous faites quoi en fait ? »

EOLà, ça commence à arriver. On a changé de conseillère et la nouvelle est beaucoup plus procédurière que la précédente, qui nous connaissait depuis le début et essayait toujours d’être arrangeante. La nouvelle débarque et elle est bien carrée. Un exemple, pour faire passer le loyer en frais, il faut désormais que la Smart soit sur le bail. Mais nous, on a un propriétaire assez compliqué donc c’est pas évident à changer.

Avant Luuse, nous avions co-fondé Bek, qui était une asbl. Bek, c’était aussi un groupe de personnes, mais beaucoup plus « sauvage ». Ce projet a été pour nous une sorte d’initiation à la gestion d’un collectif. Et on a franchement merdé. Personne n’a vraiment clôturé l’asbl alors que de fait le groupe n’existait plus. On a dû faire des comptes pour deux ans. Ça aurait pu mal se passer mais on s’en est bien sorti.

Mais c’était dans un contexte particulier, vous ne travailliez pas avec toutes les personnes de l’atelier.

LMBek c’était neuf membres et un lieu avec quatorze personnes à gérer.

EOOn a voulu prendre une forme juridique très rapidement mais on n’aurait pas dû le faire. Ce n’était pas nécessaire et ça a été plus d’emmerdes qu’autre chose.

Considérez-vous vos commanditaires comme des clients, des collaborateurs ? Comment les nommez-vous et comment vous adressez-vous à eux ?

EOJe trouve l’idée de collaborateur assez belle. Mais peut-être qu’on se débrouille mal car je n’ai pas encore la sensation d’avoir vécu une vraie collaboration dans notre travail. J’ai la sensation qu’il y a un décalage entre nos fantasmes et la réalité. On a parmi nos leitmotivs, cette idée de ne pas travailler « pour » des gens mais « avec » des gens. Mais dans la réalité c’est difficile à concrétiser.

Est-ce une intention que vous annoncez à vos commanditaires ?

EOJe pense qu’on a encore jamais utilisé le terme « collaborer ».

N’est-ce pas une envie ?

EOSi, clairement.

LMMais je pense qu’on a encore du mal à présenter cette volonté à nos commanditaires.

EOOn reste dans le schéma classique car ça demande un combat constant pour en sortir, et qu’on se bat déjà avec pleins d’autres trucs.

« Commanditaire », c’est un terme très carré et pas si éloigné de « client », ça exclut les artistes ou d’autres gens qui nous ressemblent.

EOJ’ai l’impression que dans notre métier, il y a souvent le désir d’une personne et à côté une autre personne qui peut l’aider. À partir de ce moment-là, c’est difficile de parler de collaboration. Ce n’est pas comme dire : « On est tous les deux intéressés par ce sujet, travaillons ensemble. »

Ça n’arrive donc jamais ?

LMSi, mais sur des initiatives personnelles, souvent sans rémunération.

EODans les commandes il y a une asymétrie car il y a une personne qui paye l’autre.

On en arrive au contrat. À quel moment on parle du contrat ? Est-ce au moment où il y a une transaction financière et la vente d’un service ?

EOPour moi le contrat est bien plus subtil que ça. Des contrats sociaux, on en fait tout le temps entre nous mais c’est souvent implicite et pas forcément lié à une prestation.

Est-ce que votre réflexion sur les outils et le processus ne vous permet pas quand même de mettre en place des espaces de collaboration avec vos commanditaires et questionner cette relation de service ?

EOOui, c’est vrai, il y a des endroits de collaboration. J’allais parler de la Villa Noailles mais c’est un mauvais exemple. On a cherché une collaboration qu’on n’a pas réussi à mettre en place. On avait une chouette liberté de travail mais la manière dont on travaillait leur importait peu.

LML’important était que le travail soit fait.

EOPour Design Parade, on a collaboré avec Magalie. On travaillait dans la même pièce et on se posait des questions sur le choix des images, sur la mise en forme, etc. C’était une collaboration, mais sur de petits morceaux uniquement. On a également mis en place des outils pour qu’ils puissent ajouter du contenu qu’on mettait ensuite en forme, et établir des va-et-vient.

LMPour moi ce n’est pas une collaboration, c’est juste une mise à disposition d’outils avec un temps de formation qui leur permet, comme à nous, d’avancer.

Le fait de présenter à vos commanditaires votre intérêt pour le processus et la documentation, n’est-il pas une invitation à participer à ce processus ?

EOBien sûr. On a travaillé avec Stéphanie Verin pour Poisson-Évêque, un festival de performance à Bruxelles. On a fait un catalogue sur un temps très court grâce à la mise en place d’un outil dédié de publication. Elle ajoutait le contenu pendant qu’on le mettait en forme. Du live publishing en quelque sorte. Sans désir de collaboration, ça n’aurait pas pu fonctionner.

LMLà, tout le monde est un peu acteur du processus.

EOC’est la même chose qui s’est passée avec Magalie sur Design Parade. Ou pour le Salon Mirage où on travaillait principalement avec Sukrii Kural. Pour chacune des deux éditions du salon, un artiste, Paul d’Orlando pour la seconde, produisait des visuels qu’on réinterprétait ensuite. Ça marche sur des temps très courts où tout le monde doit être concentré. Et c’est vrai que ce travail s’est fait dans un cadre graphistes, artistes. Sukrii Kural et François De Jonge, deux des organisateurs du salon, sont également graphistes et ont une pratique à laquelle nous pouvons nous identifier.

On a parlé de formes de contrats implicites. Avez-vous une pratique plus formelle du contrat avec vos commanditaires ?

EONos bons de commande Smart sont nos contrats. On a tenté d’élaborer quelque chose de plus détaillé avec la Villa Noailles, au tout début, pour se protéger. Malheureusement, ils ont toujours réussi à mettre subtilement de côté ce document, alors que ça aurait été bien utile…

Qu’est-ce qui était noté sur ce contrat ?

EODes choses très pragmatiques, par exemple « nous travaillons du lundi au vendredi en journée. »

Ils vous appelaient le week-end et à minuit ?

EOIls nous appelaient tout le temps.

LMOn va dire qu’il y a eu beaucoup de débordements.

C’est un exemple très spécifique. Comment ça se passe avec les autres commanditaires ? Y a-t-il un cahier des charges ou un quelconque autre document établi au préalable ? Parce qu’entre nous, on sait bien que le bon de commande est souvent édité quand le projet est fini, non ? (rires)

EOOn fait des plannings qu’on ne respecte jamais. (rires) Des cahiers des charges, à ma connaissance, on n’en a jamais vraiment fait, à part avec la Villa Noailles.

Vous considérez que ce sont des projets dont l’échelle ne nécessite pas un tel déploiement de travail au préalable ?

LMJe pense qu’on est encore très jeune dans l’idée qu’on se fait du métier et des différents niveaux d’énergie à fournir selon le projet.

EOJe pense qu’il y a aussi un désir de ne pas forcément passer par les schémas traditionnels. Ne pas définir un cahier des charges c’est pour nous un peu comme refuser de donner trois maquettes au client pour qu’il n’en retienne qu’une. On préfère proposer une chose, en discuter et la faire évoluer ensemble.

On est déjà en train de parler de méthode de design. Le contrat est un outil pour définir le cadre de travail et rien n’empêche de penser à des formes moins classiques, plus en adéquation avec votre approche, non ?

EOEn marketing on parlerait de « méthode agile » : redéfinir sans cesse les besoins au cours du projet. C’est aussi ce qui nous amène à des dépassements.

LMOn a quand même l’encodage du devis qui définit des journées et un temps de travail pour les projets.

EOMais qui est indicatif et pas contractuel.

Chez OSP, on a rédigé un accord de collaboration. Mais finalement il s’agit plus d’expliquer notre approche, et ça ne prend pas en compte la spécificité des collaborations. Manuela Dechamps Otamendi, elle, décrit au verso de ses devis comment elle travaille. Est-ce qu’on peut lister l’ensemble des documents produits à l’occasion d’une commande ? Vous avez déjà listé les plannings, les devis. Y a-t-il autre chose ? Des procès-verbaux de réunions ?

LMPour chaque commande, on produit un devis, un fichier tableur avec les heures de travail de chacun qui permet de nous répartir l’argent du projet.

Qui est donc plutôt à vocation interne, non ?

EOÇa peut aussi servir d’argument en cas d’abus si un client nous demande quatre fois plus de travail que ce qui était prévu.

LMCe fichier nous permet également de faire nos contrats Smart individuels.

EOEt le devis Smart, qui est un document différent de celui qu’on envoie en début de projet.

LMIl y a ensuite les transferts de budgets entre activités Smart.

EOCe sont également des documents internes.

LMOui. Avec le commanditaire, en dehors du devis, on se met essentiellement d’accord sur un planning : au moins trois réunions, des allers-retours, etc. Et puis, il y a des échanges de mail évidemment.

Vos devis sont-ils modulaires, détaillés ou bien succincts ? Est-ce précisé que telle ou telle tâche prendra quatre jours et telle autre trois jours ?

EOOui, on essaye de diviser le travail en tâches.

LMMarianne a créé un outil qui s’appelle « Easy Devis ». (rires)

EOPour chaque tâche, on fait une estimation du temps qu’il faut, et ce temps est transformé en argent.

Sans vouloir revenir en arrière, j’ai entendu parler d’une de vos pratiques qui consistait à demander à vos commanditaires comment ils organisaient leurs fichiers, et d’exiger d’eux une certaine rigueur à ce niveau. Ce n’est pas un contrat mais ça commence à parler de collaboration, de protocole et de processus…

LMOui, c’est vrai. Pour un travail récent sur un site internet, la personne ne savait pas vraiment exprimer ce qu’elle voulait. L’idée, c’était qu’elle travaille sur une sorte de squelette du site en organisant les contenus sur son ordinateur, et en se disant que cette arborescence serait celle du site. Avec ce projet, c’est quelque chose qu’on a mis en place dès le premier rendez-vous.

Avez-vous travaillé de la même manière pour d’autres projets ?

LMOui, pour Ruser l’image ou Divided par exemple. Intuitivement, les gens savent ce qu’ils souhaitent mais n’arrivent pas toujours à l’exprimer. C’est une manière de comprendre leur logique.

C’est déjà une forme de collaboration, non ?

LMMais comment est-ce que tu formalises ça ? C’est tellement spécifique et dépendant du projet.

Disons que ce n’est pas contractuel mais c’est une manière de demander aux gens de s’engager dans le projet. Est-ce fructueux comme expérimentation ?

LMOui. C’est une manière, pour les commanditaires, de mieux comprendre notre logique et d’aborder un travail d’édition ou de commissariat nécessaire pour lequel ils ne sont pas nécessairement formés.

EOOn pourrait formaliser cette approche par un contrat qui pose comme point de départ de la collaboration la définition commune du cadre de travail.

Est-ce qu’avec vos collaborateurs, la question de l’argent est taboue ou au contraire mise sur la table dès le début ?

EODe plus en plus et désormais systématiquement. Mais par le passé, on a travaillé sur beaucoup de projets où effectivement la question venait assez tard.

LMComme beaucoup de graphistes qui commencent et qui se sous-estiment énormément, et par peur de passer à côté d’opportunités.

EOMais grâce au « triangle Marula »… (rires)

Est-ce que vous demandez des acomptes ? Un paiement initial pour pouvoir démarrer le travail ?

EOQuand on nous le propose, on accepte mais non, on ne le demande jamais effectivement.

Donc, si un projet dure six mois, vous n’êtes payés qu’à la fin ?

EOSi c’est un projet qui prend autant d’ampleur, on le subdivise en étapes plutôt que de penser en terme d’acomptes. Par exemple, pour le projet Divided on a défini une enveloppe globale puis une somme pour chaque partie : la mise en place de l’outil, le premier livre, le second, etc. On n’a jamais eu de cas de projet monolithique.

Votre relation à l’argent est-elle différente en fonction des profils des commanditaires et de leurs moyens ?

EOEffectivement on s’adapte, on prend en compte la personne qu’on a en face de nous. Mais la question s’est vraiment posée lorsqu’on a voulu augmenter notre tarif journalier. On s’est demandé si on ne devait pas faire deux tarifs différents. Mais c’est absurde donc on n’a pas fait ça. On n’a pas encore pris de décision là-dessus.

LMC’est toujours un peu compliqué. On ne sait jamais jauger les ressources d’un commanditaire sauf s’il vient avec un budget fixe.

Est-ce courant qu’un commanditaire vienne avec un budget ?

EONon, ou en tout cas, ce n’est pas systématique. C’est moitié-moitié. On a l’exemple dernièrement d’un projet que nous n’avons pas eu car on s’était sous-estimé. Ça m’a fait plaisir en vrai. On a donné une somme car on avait peur de mettre plus. Puis j’ai appris par un autre biais qu’on ne nous avait pas pris car on n’était pas assez cher.

Et donc ça vous a décrédibilisé ?

EOC’est ça. On n’était pas sérieux pour eux. Je suis assez content au final.

LMEst-ce que ça n’aurait pas valu le coup du coup de leur demander le budget qu’ils avaient ou de leur demander le prix qu’ils estimaient pour ce projet-là. C’est toujours ce dilemme : est-ce qu’on demande ou est-ce qu’on propose ?

EOJe ne suis pas d’accord en fait. C’est un peu comme le prix libre : moi j’ai du mal. Tu ne peux pas demander à la personne en face de toi de donner une valeur à ton travail, c’est toi qui définit cette valeur.

LMMais tu peux lui demander quelles ressources elle a.

Mettons que la personne vous dise : « J’ai tant d’argent, je veux faire ça. » Mais le projet est trop ambitieux pour l’enveloppe. Allez-vous dire : « Ok je ne le fais pas » ou bien proposer de redéfinir le projet avec les moyens disponibles ?

EOAprès il y a aussi les cas où le projet nous tient à cœur et là même si le budget est maigre on va bosser dessus. Par exemple, le travail pour le Salon Mirage était bénévole mais ça nous a posé aucun problème de le faire.

LMLe travail était bien et les gens aussi. On revient au « triangle Marula ». (rires)

Sur la question des licences, comment ça se passe entre vous et avec vos commanditaires ?

EOEntre nous, la question est claire : on publie tout sous licence libre.

Les outils, mais aussi les productions visuelles ?

EOPour les outils, oui. Pour les productions, c’est autre chose. On ne met pas de licence particulière sur nos productions visuelles, mais on ne les partage pas non plus. On parlait tout à l’heure de production et de méthodes et je ne vois pas bien l’intérêt de diffuser une affiche toute faite et de dire qu’elle est sous licence libre. À la limite pour son étude. Mais l’intérêt c’est de voir comment elle a été faite et que quelqu’un peut s’approprier cette méthode-là pour faire autre chose.

Ça peut être pour des questions de reproduction simplement.

EOOui. Mais l’aspect le plus important reste pour moi le partage et la réappropriation d’un processus.

Si je comprend bien, vous avez des difficultés à voir comment se réapproprier une image qui est très construite et spécifique à un contexte et que vous préférez placer votre énergie…

EO… dans la manière dont cette image a été construite.

Les fontes sont un exemple intéressant qui mélange visuel et logiciel, et nécessite d’être instancié.

EOOui, la typo a un potentiel de réappropriation bien plus important que le PDF d’un livre par exemple.

Donc vous publiez vos outils sous licence libre et le reste sous droit d’auteur classique ?

EONon, non. Et puis, vous savez, on ne diffuse pas notre travail pour l’instant car on n’a pas de site ! Mais on va tout mettre sous licence libre évidemment.

LMEst-ce que la question c’est : « Est-ce que nos productions finales vont demander des droits d’auteur ? »

Non, c’est plus sur ce rapport à la licence, au partage… Vous avez déjà un peu répondu à ça, mais c’est surtout pour savoir comment vous gérez ça avec vos collaborateurs et commanditaires.

EOPour en finir avec la première question : oui, on va tout diffuser sous licence libre, mais ça nous paraît moins intéressant sur des productions que sur des outils. Mais on n’a pas d’argument contre.

Vous n’avez rien contre, mais vous n’y voyez pas d’urgence. Vous êtes-vous déjà confronté à un commanditaire vous disant que le texte d’un bouquin par exemple, ne peut pas être diffusé sous licence libre ?

EONon. Le pire qu’on a eu c’est « On s’en fout. »

On peut peut-être se recentrer sur la question des outils où là vous mettez déjà en pratique les licences libres. Vous développez des outils pour des commandes. Est-ce que les commanditaires le savent ou pas ? Est-ce questionné ou non ?

EOJe pense qu’ils le savent et que la plupart s’en foutent. Certains trouvent ça très bien, d’autres s’en foutent. On avait fait une proposition à la revue Papier Machine de développer un outil d’édition spécifique. Ils ont refusé de travailler avec nous par peur d’utiliser un outil pas commun, qui n’était ni Word, ni Indesign. Ils ont mis un stop en disant qu’ils n’étaient pas prêts pour ça. Ils n’ont pas essayé de négocier, ils ont juste dit que ce n’était pas leur truc.

On a parlé, tout début de la discussion, de votre intérêt pour la recherche et la documentation. Et pourtant vous n’avez pas encore de site internet. Par quels canaux vos productions sont-elle diffusées ?

EOOn n’a pas de site principal, mais cinq ou six sous-domaines actifs, qui sont tous sous forme de documentation et de transmission de ressources.

Quels sont-ils ?

EOL’idée de ce site principale que l’on peine à sortir, c’est de documenter un projet aussi bien par ses ressources que par la méthode qu’on a utilisée. Nos sous-domaines sont à ce jour http://ressources.luuse.io qui est un agrégateur de liens, http://screenshots.luuse.io qui réunit nos captures d’écrans et http://typotheque.luuse.io qui est un agrégateur de typos sous licence libre.

LMIl y a aussi et surtout le dépôt Git1. Quand on parle de documentation on parle aussi du README2 de chaque outil qu’on développe et où on essaye de prendre le temps d’expliquer comment s’installe l’outil, comment l’utiliser, etc. La typothèque et l’aggrégateur de liens sont plus des ressources transversales, un ensemble de références qu’on regroupe.

Donc c’est pas nécessairement spécifique à un projet ?

LMNon. Quand un site nous parle, qu’on veut le garder en archive, on le partage sur le sous-domaine « Ressources », plutôt que de juste le l’enregistrer dans les favoris de notre navigateur sur notre ordinateur. Pour la typothèque c’est pareil. C’est une sélection de fontes avec lesquelles on a des affinités, et qui augmente avec le temps. En ce qui concerne le dépôt Git, il s’agit plus d’une documentation technique.

EONous comptons également mettre en place un blog qui sera plutôt de la documentation théorique. Et l’idée c’est que le site principal présente les projets à travers l’agrégation de toutes leurs ressources documentées via les sous-sites.

Donc pour chaque projet, vous souhaiteriez montrer chaque projet par le regroupement de toutes ces parcelles de documentation. Est-ce que vos dépôts Git sont organisés par projet ou par outil ? Parvenez-vous à déconnecter l’outil du contexte dans lequel il a été créé ?

EOPour chaque projet on tâche de faire en sorte que les outils mis en place puissent être réutilisés un maximum par la suite, par nous-même ou par d’autres. Concrètement sur Git, on a généralement une version de l’outil pour un projet spécifique et une version plus générique, qui peut prendre vie de manière plus indépendante.

Et donc cette version pour le projet se retrouve sur le Git aussi ?

EOElle est sur le Git, mais certain dépôts sont privés.

Par exemple pour la Villa Noailles, même si c’est privé, vos avez un dépôt Git ?

EOUne dizaine. (rires)

Et à parti de là vous avez extrait et nettoyé une série d’outils ?

EOL’idéal c’est de rendre ces outils les plus génériques possible, soit pendant le projet, soit après, et de les documenter au maximum.

Est-ce que ce travail de documentation est une sorte d’investissement en dehors des projets, ou bien est-ce que ça fait partie intégrale de vos commandes ?

EOOn a réussi à l’intégrer dans le devis de certains projets, mais ça reste rare.

Ça reste votre popotte interne, donc ?

EOOui, par contre entre nous on le prend en compte dans le décompte d’heures par projets.

Donc vous vous payez quand même dessus. Ça c’est important.

EOÇa ne marche pas tout le temps mais on essaye au maximum, oui.

Le développement d’outils peut être super chronophage. Comme vous travaillez à plusieurs sur un projet, comment gérez-vous le temps consacré à ces outils, et les éventuels débordements ? Êtes-vous confrontés à ça ?

EOOui bien sûr. La typothèque est un bon exemple. On a commencé par développer une première version embryonnaire pour nous-mêmes. On a ensuite été contacté par Flore van Ryn de l’école le75, qui désirait avoir une typothèque pour les étudiants en graphisme de l’école. C’était la première fois qu’on avait l’occasion d’approfondir une recherche personnelle tout en tirant un peu d’argent et en en faisant profiter d’autres personnes. Pour tout le projet, le backend, a été construit de manière à ce qu’il y ait la branche le75 et la nôtre construites en parallèle. Antoine Gelgon a commencé à partir loin sur le spécimen typographique. Le75 n’en avait pas besoin, mais nous, oui. La question était de savoir si ce travail était comptabilisé dans les heures dévolues au 75. On a fini par décider que oui, en considérant que ça faisait partie d’une avancée d’ensemble.

Ça vous semblait important de profiter de ce moment payé pour faire ça. Vous en avez parlé avec le75 ? Parce que vous leur faites profiter d’un outil déjà très avancé donc on pourrait considérer ça comme un espèce de cercle vertueux, même si ça ne leur sert pas directement.

EOC’était très clair dès le début avec Flore, après je ne sais pas si la direction est au courant mais c’était un espèce de deal comme ça oui.

En creux, cela veut aussi dire qu’il y a pas mal de travail de recherche que vous faites qui n’est pas payé.

Pourriez-vous raconter un projet qui s’est bien passé, et identifier pourquoi ?

EOOn a déjà cité quelques exemples. Il y a la question de l’échelle. C’est beaucoup plus simple quand on a affaire à peu d’interlocuteurs. Il y a également l’échelle du projet. Les projets les plus réussis sont les projets pour lesquels on a fait un site pour un artiste seul ou un événement précis. Des choses qui sont dans une petite échelle, avec des gens qu’on connaît et qui sont proches de nous.

LMEt qui nous font confiance aussi, qui ont déjà compris notre approche parce qu’ils connaissent notre pratique et sont au courant de la culture dans laquelle on s’inscrit.

EOJe pense à Claire Williams, Salon Mirage ou Poisson-Évêque plus anciennement. Alice Lapalu aussi. C’est un réseau.

Ça vous semble être quelque chose d’inatteignable avec une institution ou alors dans des conditions à mettre en place ?

EOJe pense qu’on a encore du travail à faire pour mettre ces conditions en place et faire en sorte que tout soit fait pour que ça fonctionne. C’est plus complexe mais ce n’est pas inatteignable, en tout cas je l’espère.

Merci.

1. Un Git est logiciel de gestion de versions de fichier. Il permet donc, entre autre, d’avoir un historique des différentes versions d’un fichier mais aussi de dévolopper en parallèle plusieurs versions d’un projet.
2. Un README est le fichier texte d’explication pour l’utilisation d’un outil informatique ou, par extension, la lecture d’un projet.